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Traitement de texte / Les OS du texte

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badge Tiphaine Monange
Tiphaine Monange
DESIGNER - UX RESEARCHER
nci studio

Dessin de Gerd Arntz pour isotype modifié pour l'illustration par NCI Studio.

Notre travail de designer se concentre sur deux points essentiels : les objets et les pratiques, qui invitent le design dans la vie quotidienne. Les pratiques de production en particulier ont énormément évolué en l’espace de quarante ans, invitant les principes de l’industrie et ses rythmes dans la vie quotidienne. Du monde du travail à la maison, en l’espace d’un demi-siècle, tous nos milieux ont changé de nature. L’industriel, ses rythmes et ses contraintes, loin de disparaître, a modifié en profondeur nos usages. En explorant une pratique métier, une pratique industrielle et une pratique domestique, nous cherchons à situer, dans une série de trois articles, la place de l’humain dans les pratiques hybrides de cette troisième puis quatrième révolution industrielle.

Un raz de marée de séries et films vintages (Mad Men, Au service de la France, Populaire, pour ne citer que les plus convaincantes) a dans les années 2000 fait remonter le souvenir nostalgique de la figure de la secrétaire et, en creux, celle de la dactylo. On peut y voir le rapport personnel de la secrétaire et de son patron, et, en arrière-plan, le “steno pool” américain de cette masse de travailleuses peu qualifiées embauchées pour prendre en sténo et taper en plusieurs exemplaires contrats, comptes rendus, lettres et documents officiels. 6 à 7 heures par jour, ces dactylos sont des OS de bureau : qualifiées dans une technique spécifique et cantonnée à une série de gestes répétitifs et manuels sur machines à écrire. Si la prise de notes en sténo réclame une formation particulière, taper à grande vitesse et écrire à la chaîne deviennent rapidement un travail aliénant.

L’arrivée du traitement de texte au début des années 80 dans les bureaux français révolutionne cette approche du travail : les dactylos qui travaillaient à un rythme soutenu découvrent un nouvel outil, supposé les soulager. En effet, l’avantage principal (et massif) de l’écran est qu’il permet de corriger les ratures et les oublis sans devoir reproduire l’ensemble du document. Les publicités vantent les avantages d’une machine propre et efficace, qui permet des gains de productivité de 50 à 300%. Pourtant, du côté des premières adoptantes forcées, la technologie est diversement appréciée : c’est à la secrétaire de s’adapter à la machine, et le patron ne mesure pas toujours l’impact de cette dernière sur le physique et le mental. La tension nerveuse induite par le dialogue avec la machine est plus intense : en sortant de la saisie machinale pour entrer dans l’interaction, l’opératrice doit répondre rapidement aux signaux lumineux indiquant une erreur ou à des questions de la machine sur le processus. La correction est plus rapide, mais la condensation du processus en une seule étape implique un travail plus concentré et sans aucun répit, d’où des problèmes d’yeux et de cervicales. Une grève de secrétaires, en 1979, réclame ainsi une pause supplémentaire quotidienne de dix minutes pour reposer de la tension nerveuse et cervicale impliquée par le nouvel écran ; demande jugée fantaisiste par les patrons qui répondent que les tâches attribuées, non seulement n’ont pas changé, mais ont été facilitées par l’apport du nouvel écran !

La publicité fait des secrétaires elles-mêmes ses émissaires, en offrant le traitement de texte et spécifiquement leurs propres systèmes comme un outil d’émancipation dont la maîtrise la distingue de la dactylo, une ironie tragique dont nous sommes désormais familiers.

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Or ces secrétaires mesurent d’emblée ce que la CEGOS, organisme de formation continue, indique en 1979 dans un rapport : “Le phénomène bureautique est la manifestation technique, sociale et économique de l’engagement du secteur tertiaire dans un processus d’industrialisation.” L’arrivée du traitement de texte parachève une logique de division des tâches (fiches standard, rapports type, hyper spécialisation) et une transmission de l’information découplée du contact humain, puisque c’est désormais dans une base de données ou un terminal qu’est saisie la demande et sa réponse. Les tâches, plus répétitives, induisent davantage de fatigue et d’ennui, invisibles car ces sensations se répercutent uniquement dans le corps des opératrices. Comme Karen Messing l’écrit dans Les Souffrances invisibles, ces douleurs nécessitent le travail d’un ergonome pour les étudier, les quantifier et adapter le poste de travail en fonction, or il est difficile et paradoxal d’imaginer pour les patrons ce travail dans le contexte de l’installation d’un appareil coûteux qui semble alléger le travail. L’entrée de la machine à traitement de texte (clavier relié à une console qui deviendra l’ordinateur) répond à une logique d’industrialisation, avec réduction de la main d’oeuvre, concentration de celle-ci sur la tâche d’exécution manuelle au détriment de la bricole et des aménagements débrouillards et individuels. La machine, coûteuse, commande une rentabilité accrue (elle coûte, au début des années 80, de 50 000 à 100 000 francs).

À qui profite cette révolution de la bureautique, demande F magazine, magazine féministe fondé par Benoîte Groult en 1978 et qui s’empare de ce sujet à la suite des grèves de dactylo pour dix minutes de pause supplémentaire, refusées par leurs patrons : “Au profit de qui ? Du cadre à qui on demande déjà de “faire du clavier” (il résiste) ? De la secrétaire qui assistera le cadre sans en être un ? De la dactylo qui demeure le maillon anonyme et pourtant indispensable de la chaîne électronique ? Du patronat qui fait ses comptes ? Des constructeurs américains (le géant IBM), italiens (Olivetti), français (CII-Honeywell-Bull, Thomson, CGE, aidés par le gouvernement pour conquérir le marché) et allemands (Siemens) ?”

Si l’ordinateur, était, dans le Plan Calcul du gouvernement de 1968, présenté comme une machine miraculeuse dont la langue propre nécessite une spécialisation de haut niveau, le langage de la bureautique ne représente, dix ans plus tard, plus qu’une syntaxe pré-mâchée. Avant les mechanical turks, la figure de la secrétaire représentait déjà cette division du travail entre conception, formatage et diffusion du texte dans l’entreprise. Le travail féminin reste à l’époque un travail d'exécution à laquelle on donne les tâches manuelles et invisibles de la chaîne de travail.

On peut rapprocher cette automatisation des outils de template dans le graphisme : émancipation de tâches ennuyeuses (comme les cotations, désormais automatiques), mais aussi décrédibilisation du métier (capacité manuelle et conceptuelle). Si la bureautique visait au départ à libérer le fond de la forme en rendant l’erreur facile à corriger, force est de constater que le répit a été de courte durée. L’humain de l’erreur était-il le prochain sur sa liste à éliminer ? La réalité est plus nuancée, mais le questionnement sur le sens du travail et l’équilibre entre les processus de travail et leur appropriation par chacun demeure sensible au fil des évolutions des outils ! Le travail du designer sur les parcours utilisateurs permet d’adapter la machine à la pratique, plutôt que de forcer le corps et le mental des employé.e.s. à s’y plier. Pour que la résilience reste une question de métal plutôt que de droit du travail.