Le confort au temps de la pénurie

Dessin de Gerd Arntz pour isotype modifié pour l'illustration par NCI Studio.
Notre travail de designer se concentre sur deux points essentiels : les objets et les pratiques, qui invitent le design dans la vie quotidienne. Les pratiques de production en particulier ont énormément évolué en l’espace de quarante ans, invitant les principes de l’industrie et ses rythmes dans la vie quotidienne. Du monde du travail à la maison, en l’espace d’un demi-siècle, tous nos milieux ont changé de nature. L’industriel, ses rythmes et ses contraintes, loin de disparaître, a modifié en profondeur nos usages. En explorant une pratique métier, une pratique industrielle et une pratique domestique, nous cherchons à situer, dans une série de trois articles, la place de l’humain dans les pratiques hybrides de cette troisième puis quatrième révolution industrielle.
La société occidentale actuelle met au centre de ses préoccupations le confort et l’absence de contrainte, en déléguant l’effort à des machines ou des emplois discrets pour le mettre hors-champ. Les confinements liés au Covid ont assez révélé l’importance de ces emplois dits subalternes dans les moments de crise (même si aucune revalorisation salariale n’est venue appuyer cette prise de conscience…)
L’industrialisation a mis à la portée de tous et sans réclamer le concours direct de la force physique lumière à toute heure, eau courante et chauffage. L’électricité et les machines (à laver, à faire la vaisselle, à sécher) ont rendu possible une certaine déconnexion des nécessités physiques de la vie quotidienne. Comme le soulignait un article de Geneviève Doucet dans Elle en 1977, le travail domestique est le dernier résidu du travail manuel dans une société qui cherche à tout prix à s’en débarrasser. Ce rejet de la salissure, de l’effort et des tâches quotidiennes et répétitives (“la routine”) entraîne un affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles. Que l’intelligence de la main régresse est devenu un poncif bien connu ; la finesse de la perception suit-elle le même chemin ? La poursuite effrénée de nouvelles expériences (gustatives ou émotionnelles) pointe en cette direction. Dans le même temps, les prix des logements ont augmenté de façon exponentielle, dans un rapport complètement décorrélé des salaires qui servent de base à l’achat. La technologie sert de trait d’union entre la maison et les pratiques d’industrialisation : les produits “intelligents” utilisés diffusent les données, troquant le confort contre l’absence de vie privée. La façon d’habiter un endroit se rattache désormais aux expériences possibles autour de ce logement : un véritable rêve néo-libéral dans lequel les habitants sont à la poursuite de nouvelles expériences et ambiances à consommer, et mettent à ce titre à disposition leurs propres intérieurs tant sur Instagram, pour mettre en scène des produits achetés, que sur Airbnb, pour en améliorer la rentabilité et en permettre la consommation à titre d’expérience par de nouveaux touristes. Cet appauvrissement progressif du rapport à la maison au profit de dispositifs déplaçables et transposables dans d’autres espaces crée une uniformisation à marche forcée des modes de vie et de consommation, au prix d’un appauvrissement des émotions qui nous animent. Le philosophe norvégien Lars Svendsen décrit ainsi la médicalisation des émotions : il souhaite réhabiliter l’ennui et la tristesse, souvent soignés comme une maladie et non comme un signal existentiel de ce qui nous travaille en tant qu’humain jeté dans l’absurde du monde.
Cette menace du confort est triple : le détachement général de la production et de la consommation produit également un sentiment puissant de déconnexion. Stefano Boni décrit ainsi cette relation : “Un réseau mondial de machines gérées par de puissantes institutions est aux commandes. L’Homo confort se perçoit comme un acteur fragile et impuissant qui dépend pour sa survie d'un enchevêtrement global et imbriqué de gouvernements, d'entreprises et de dispositifs technologiques puissants.” Le besoin intense d’expérience est augmenté par notre impuissance. Se déplacer nécessite machines (dont les pièces se raréfient) et carburant (dont les prix augmentent en flèche) ; notre nourriture est mise en danger par les sécheresses, inondations et variations climatiques, les désordres des chaînes logistiques. Pourtant, impossible de rattacher à ces obstacles un discours d’action : les systèmes en place permettent notre niveau de vie actuel, et par quoi les remplacer ? La production industrielle n’est pas sans mérites, tant au niveau des économies d’énergie à l’échelle de la production de masse qu’au simple niveau de la cadence de production, seule adaptée à la consommation de masse. Pouvons-nous encore troquer nos assiettes IKEA contre des céramiques faites main, en tenant compte du temps nécessaire pour les acquérir et du soin particulier à leur apporter pour en éviter l’usure ? Et l’artisanat saura-t-il répondre au besoin de nouveauté et d’immédiateté, au moment où les ruptures de chaîne logistiques suscitent de nombreuses impatiences ?
C’est donc toute l’interaction de l’utilisateur avec les objets qui est à réinventer. Stefano Boni énonce l’importance de l’inconfort, qui va souvent de pair avec le soin : il oblige à plus d’attention envers les objets. Le marché s’est saisi de cette mission en proposant des expériences perçues comme inconfortables (il cite notamment les fermes pédagogiques mais aussi les camps de survie), qui nous éloigne de l’eau chaude et de l'électricité pour nous ramener dans une nature fantasmée. On peut désormais aller plus loin, avec les ruptures d’infrastructures qui menacent cet acheminement dans le quotidien des villes. La remise en question est nécessairement plus profonde : de quoi sommes-nous prêts à nous passer ? Quel prix mettons-nous sur notre indépendance ? Serions-nous capables de retourner au lavoir (à supposer qu’il y reste de l’eau) ?
Mais ce n’est pas vers une version “amish” ou dépouillée que s’oriente pour le moment notre monde ultra connecté. Les légumes sont devenus trop chers : qu’à cela ne tienne, des applications proposent désormais de les payer en quatre fois sans frais, réinventant le crédit dans les épiceries d’autres temps de pénurie. L’électricité se fait rare : on pense à acquérir des générateurs avant de questionner son usage dans les écrans de publicité et l’éclairage nocturne des bureaux. Concernant nos ressources, il n’y a pas de retour en arrière possible. Mais l’histoire a prouvé l’adaptabilité des usages, pour peu qu’on en comprenne les motivations et les contraintes véritables. Un passionnant travail de design s’annonce.