L'énergie, de la pénurie à la réinvention

Dessins de Gerd Arntz pour isotype modifié pour l'illustration par NCI Studio.
Défauts de production et distribution
Février 2021 : une vague de froid imprévue paralyse l'État du Texas. Les températures descendent jusqu’à - 10°C, le chauffage devient une nécessité nouvelle dans un État habitué à des hivers très doux. Le réseau électrique géré par l’ERCOT est dépassé et les coupures de courant se multiplient. L’Etat distribue des générateurs et une aide d’urgence. Les premières factures d’électricité tombent, avec des sommes qui peuvent monter jusqu’à 17 000 dollars. Ces hausses de prix ne reposent pas purement sur les coûts de production et de distribution : le marché de l’énergie texan est local, déconnecté de ses voisins et dérégulé. Les prix évoluent drastiquement en fonction de l’offre et de la demande. Le déséquilibre n’a pas été anticipé : le Texas est l'État qui consomme le plus d’énergie par habitant, mais les marges de sécurité prévues par ERCOT, qui gère le réseau, sont faibles pour préserver une rentabilité maximale.
Ces besoins sont d’ordinaire assurés par l’Etat, qui est aussi le plus gros producteur d’énergie national, assurant 28% de l’énergie éolienne produite aux Etats-Unis, du fait de sa position dans un favorable couloir de vent. Cette importance des sources d’énergie renouvelable, qui contraste avec l’image d’Epinal d’un État marqué par les positions conservatrices et l’exploitation pétrolière, a placé les éoliennes, dont certaines ont gelé, comme responsables toutes désignées des pannes électriques récentes. Pourtant, comme le déclare Eric Fell, spécialiste du secteur Oil and Gas, dans les Echos, c’est l’ensemble des équipements de production (centrales à charbon, nucléaires, à gaz) qui n’étaient pas prêts à ce pic. De nombreux équipements étaient en maintenance, et aucun n’était maintenu pour un hivernage qui n’avait jusqu’à présent jamais été nécessaire. L’absence d’interconnexion avec les réseaux voisins n’a pas permis de soutenir la demande, ce qui plaide en la faveur de l’union plutôt que la dérégulation.
Le cas du Texas pose une question urgente qui ne lui est pas réservée : devons-nous prévoir et préparer les crises en fonction des risques déjà observés ? Ou devons-nous envisager l’idée inquiétante que nous ne sommes pas parés à des éventualités inédites mais de plus en plus certaines ? Comment se préparer quand on ne sait pas ce qui pourrait frapper ? Comme l'écrit la spécialiste des infrastructures Maggie Koerth, le désastre est un révélateur qui montre les limites et les bricolages du système. La seule raison pour laquelle nous ne voyons pas les limites des infrastructures électriques européennes, c’est que le désastre n’a pas encore frappé.
La transition écologique
Un des leviers pour réduire la pression sur les grilles énergétiques est d’agir sur la consommation. L’Union Européenne a défini un objectif de 30% d’économies d’énergie d’ici 2030 et travaille dans ce but à améliorer l’efficience énergétique des bâtiments. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) affirme que “l’efficacité énergétique est la clé pour assurer un système énergétique sûr, fiable, abordable et durable pour l’avenir.” C’est d’autant plus nécessaire que dès 2022, des coupures d’électricité pourraient advenir sur le réseau électrique français dans l’intervalle de transition entre la fermeture de Fessenheim et de centrales à charbon et la mise en route de nouveaux parcs éoliens. Le manque de maintenance des équipements existants ne fait qu’amplifier ce risque. Faciliter la transition, c’est donc travailler sur les besoins. Le travail initié depuis plusieurs années sur l’isolation thermique des bâtiments s’inscrit dans ce projet, pour moins consommer d’énergie en cas de températures imprévues, qu’elles soient torrides ou glaciales. Les inspirations ne manquent pas, de la Réglementation Thermique 2012 pour les bâtiments neufs aux projets extrêmes de l'Antarctique qui stimulent l’imagination : ce sont surtout les moyens qui manquent pour préparer les extrêmes qui risquent de s’étendre à l’échelle planétaire. La mise au norme des bâtiments existants est coûteuse et représente un travail colossal malgré les aides prévues par l’Etat. Mettre des moyens d’ampleur dans cette transition globale nécessite de se projeter dans un futur long, à l’inverse des habitudes de l'innovation prêchée par la Silicon Valley et ses disciples, qui prône la légèreté des systèmes et l’adaptation à des tendances de court terme.
Mais qui peut vraiment lancer et financer des projets de grande ampleur pour cette transition ? Du côté des énergies renouvelables, des investissements importants sont évidemment à prévoir. L’économiste Gaël Giraud décrit plusieurs freins à la transition écologique à venir : l’investissement des banques dans les énergies fossiles, donc l’impossibilité de soutenir et d’encourager ce mouvement qui les ruinerait, et l’impact des actionnaires sur les actions des entreprises, qui empêche les investissements dans des projections sans rentabilité immédiate. La branche “verte” d’EDF, en passe d’entrer en bourse, laisse craindre aux collectivités, qui subventionnent les investissements à travers des tarifs d’achat garantis, des tarifs de plus en plus élevés, surtout en zone rurale où l’approvisionnement est plus difficile. La fracture territoriale risque de s’accentuer avec la transition, si elle repose sur des investissements privés qui n’ont pas intérêt à miser sur des territoires peu rentables. L’impasse reste difficile à résoudre à moins d’un engagement massif de l’Etat et de changements cruciaux de société. Pourront-ils advenir avant que le désastre frappe, dans ce contexte où l’Etat se repose de plus en plus sur l’initiative privée pour initier la transition ? En termes de coûts, le calcul est facile à faire, mais les mentalités et systèmes sont loin de se contenter de cette seule donnée.
L’électricité, une donnée sociétale
Ces politiques doivent en effet composer avec un élément clef, le comportement humain. La consommation d’énergie n’est pas liée uniquement au chauffage. On constate que si entre 1998 et 2012, l’efficacité énergétique des réfrigérateurs a augmenté de 75%, la consommation d’énergie par habitant a doublé entre 1960 et 2007 dans les pays membres de l’OCDE (qui regroupe plusieurs des pays les plus riches du monde). C’est sur un réseau d’habitudes enracinées que devrait travailler une politique de sobriété de l’usage, qu’essayait déjà cet hiver d’encourager RTE en incitant la population à des éco-gestes pour éviter les coupures. Mais la transition écologique doit tenir compte aussi des réticences locales à l’implantation de nouvelles technologies dont les impacts environnementaux peuvent apparaître magnifiés par la méconnaissance de leur fonctionnement. C’est le cas dans le Puy-de-Dôme où un projet de centrale géothermique rencontre une importante opposition locale, alors même qu’il favoriserait l’indépendance énergétique d’une région rurale qui pourrait voir, avec l’entrée d’EDF vert en bourse, les tarifs de l’électricité décoller à moins d’une production locale...
Dans ce contexte, que peut le design ? Peut-être travailler avant tout sur le besoin de sécurité et de réassurance des habitants attachés à leur territoire, en redonnant sens à la présence industrielle sur leur sol, surtout dans le contexte d’une réindustrialisation potentielle. Expliquer comment cela fonctionne et les conséquences de la technique sur la vie quotidienne reste une des missions du design, pour permettre la réappropriation de la technique et des objets désormais intégrés pleinement aux conceptions du confort et de la vie domestique. C’est la clef de l’indépendance, qu’elle soit énergétique, industrielle ou individuelle.