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Gestion des risques et facteur humain

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badge Tiphaine Monange
Tiphaine Monange
DESIGNER - UX RESEARCHER
nci studio

Dessin de Gerd Arntz pour isotype modifié pour l'illustration par NCI Studio.

Tout pratiquant de l’UX design s’est résigné depuis longtemps à mettre de côté la rationalité dans les moteurs du comportement humain. La gestion des risques face au coronavirus est un cas d’école représentatif de l’appréhension humaine de l’inconnu en général ! Dans ce contexte sanitaire, on parle beaucoup de chiffres pour convaincre de la complexité de la situation. Pourtant, les comportements ne semblent pas s’ajuster aux recommandations - par ailleurs parfois contradictoires- des autorités.

Comment convaincre de la nécessité d’adapter ses comportements ? Les spécialistes de la santé publique parlent de “complacency” ou de “laisser-aller”. Cette lassitude qui s’installe face à la perception continue du danger émousse la capacité à s’adapter. On la rencontre dans la prévention des accidents aussi bien que dans le cadre du management en général : au bout d’un certain temps d’appréhension sans que le danger se concrétise, on reprend confiance dans sa capacité à lui échapper. L’anxiété généralisée que suscite la menace pandémique érode la capacité de distinguer les alarmes liées à de réels dangers des sujets d’inquiétude moins urgents. La confrontation avec le risque a pourtant des vertus pour l’adaptation : une étude sur les jeux des enfants, publiée dans Evolutionary Psychology, postule que les enfants sont capables de « doser » eux-mêmes le niveau de danger qu’ils se sentent capables d’affronter. Faire face à leurs peurs dans un contexte sécurisant leur permet d’élargir sa désormais très connue « zone de confort ». Faire face au risque est un remède puissant à l’anxiété car elle favorise une confiance justifiée dans ses propres capacités adaptatives. Mais dans le cas où le danger reste invisible jusqu’à ce qu’il soit trop tard, comment adapter les actions de prévention et gérer différents niveaux d’alarmes collectives ?

La gestion de la communication autour du risque doit respecter une balance habile dans d’autres domaines : dans l’industrie, c’est également une science qui réclame un sens de la mesure et une stratégie spécifique pour ne pas sur-solliciter les techniciens et leur permettre de peser leurs décisions de façon maîtrisée. Fournir une information au bon moment, permettre une vision de moyen et long terme sont des objectifs essentiels sur lesquels la gestion efficace d’une pandémie pourrait prendre exemple pour une meilleure prévention des risques. Ces précautions permettent une réduction efficace du stress et une vigilance sélective. La stratégie adoptée actuellement semble au contraire renforcer dans le public une indifférence acquise au danger, liée à une estimation personnelle des risques qui prend le pas sur la réserve imposée par la législation. La spécialiste de la santé publique Alexandra Freeman évoque la question avec une comparaison parlante : la perception du risque serait aussi personnelle et incommunicable que la perception des couleurs. Un designer ou un spécialiste de la santé pourra interpréter adéquatement un taux de contamination, au même titre qu’une couleur objectivée par valeur numérique (par exemple, dans le web, une valeur hexadécimale telle que #6d46c4, en imprimerie C76,M77,J0,N0). Un non-spécialiste aura une perception plutôt basée sur l’émotion, avec des descripteurs plus personnels, et sans rapport avec la valeur numérique objectivée qui n’évoque rien. Un discours de communication scientifique qui se base purement sur des évaluations chiffrées a donc une pertinence limitée pour influencer des comportements quotidiens, qui reposent sur des décisions émotionnelles. Pour bien transmettre l’information, il faut l’ancrer dans le concret avec des points de référence qui permettent de s’approprier les notions techniques à partir de ce que l’on connaît.

L’étude du Winton Centre of Risk & Evidence communication conforte cette démonstration en interrogeant plusieurs personnes sur leur niveau de risque perçu concernant les complications liées au coronavirus. La majorité des personnes interrogées raisonnent en terme de spectre, sur lequel ils se positionnent facilement, en associant différents niveaux de risques à des personas spécifiques. Ces différentes personas constituent autant de nuances sur un spectre nuancé par différentes caractéristiques desquelles on se sent proche ou non. Il est donc plus facile de comprendre un pourcentage de risques quand il est incarné et situé sur un éventail large de situations concrètes. Le pourcentage de risques ne peut s’appuyer, pour être compris, que sur un contexte qui lui donne sens : “Tout comme on ne peut pas dire que 100 dollars représentent beaucoup d’argent, parce que cette valeur est complètement contextuelle, on ne peut pas dire qu’1% de risques soit un risque élevé, parce que la valeur de ce pourcentage repose sur son contexte.” Comme le rappelle Alexandra Freeman, les perceptions quantitatives sont tout aussi liées au culturel que les qualitatives, un fait que l’on a tendance à sous-estimer !

Identifier les victimes par leurs histoires, rendre tangibles les caractéristiques qui les exposent au risque permet non seulement de nous investir dans la situation grâce à notre empathie et par ricochet de mieux se situer sur l’échelle des risques auxquels on est confronté. Cette échelle est à double tranchant ; ou bien elle favorise l’empathie, ou bien elle permet le détachement. Si on ne se sent pas proche de cette typologie, on peut cultiver un certain laisser-aller qui permet de se sentir moins vulnérable et investi dans la situation.

Ce fragile équilibre à atteindre rappelle combien l'apport des sciences dures doit composer avec la variabilité et de l’imprévisibilité du facteur humain. Ce sont sur ces marges et ces narrations particulières et contextuelles que s’appuie l’UX design pour apporter les détails qui rendent percutant et opérationnel un système. Le contexte de l’utilisateur et de l’information doivent pouvoir se rencontrer pour faire sens. Pour armer le public dans la lutte contre le Covid, il est essentiel de proposer, non une seule et unique procédure mais une trame interprétative qui permet d’ajuster ses comportements selon une matrice des risques et bénéfices fondée sur la science. Ce type de matrice permet également de comprendre les mesures prises en fonction des bénéfices sociaux de chaque infrastructure.